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McLean, Virginie, États-Unis.

 Carlson remit en place ses cheveux gominés et posa la question que Fox attendait.
 – Si convaincre le Congrès et les Américains est la partie facile, qu’est-ce qui sera difficile ?
 Fox laissa planer le suspense avant de répondre.
 – La Lune est, et doit rester américaine. Il n’y a pas de place pour deux là-haut. Il faudra donc non seulement vous assurer que la Chine parte après, mais aussi qu’elle échoue lamentablement dans sa tentative. Si lamentablement qu’elle se repliera à nouveau sur elle-même et retournera à l’âge de pierre dont elle n’aurait jamais dû sortir.
 Si, plus tôt, Carlson avait ressenti l’effet d’un crochet en plein visage, c’était un uppercut dans le plexus qu’il venait d’encaisser. Son souffle était coupé. Il voyait enfin l’esprit maléfique du vieux milliardaire se manifester. Deng Xiaoping n’aurait pas contredit Fox. Le Petit Timonier, bien connu pour ses aphorismes, affirmait qu’« il ne peut y avoir deux tigres sur la même colline. » En général, l’un des félins finissait toujours par abandonner le territoire. Fox lui suggérait de tuer l’autre tigre.
 – Ce que vous me demandez là est d’un tout autre ordre. C’est du terrorisme d’État.
 – Appelez ça comme vous voulez. Moi, je pencherais plutôt pour de la légitime défense.
 C’était donc bien un piège que Fox lui avait tendu. Tout président avait, durant son mandat, quelques basses besognes à accomplir, mais celle-ci dépassait les bornes. Le milliardaire avait bien calculé son coup : il avait attendu la fin de l’élection pour lui révéler son plan. Il était maintenant impossible de reculer.
 – Écoutez, Fox, il faut que je réfléchisse à tout cela. Je reviendrai vous voir très prochainement.
 – Très bien. Vous pourrez d’ailleurs y réfléchir avec votre futur secrétaire à la Défense.
 – Mon futur secrétaire à la Défense ?
 – Ah oui, j’avais complètement oublié de vous le dire : ce sera Mike Prescott. Mes amis et moi l’avons décidé cet après-midi.
 Ce n’était plus de la boxe anglaise, mais du kick-boxing qu’il infligeait à Carlson. Un side-kick dans les parties. Mais le président était robuste, il savait encaisser les coups, même les plus traîtres. Il connaissait les « amis » de Fox, et s’ils l’avaient décidé, il en serait ainsi. Prescott arborait un rictus satisfait.
 L’ancien président Eisenhower devait, une fois se plus, se retourner dans sa tombe ; lui, qui, en 1961, avait prononcé cette phrase prophétique restée sans lendemain : « Dans nos réunions gouvernementales, nous devons nous garder d’accepter toute ingérence intempestive émanant du complexe militaro-industriel, qu’elle soit spontanée ou provoquée. »
 – Allez, ne faites pas cette mine, Carlson, le taquina Fox. En vous offrant Prescott, je vous donne ce que j’ai de meilleur.
 Compte tenu de la complexité de la situation, un spécialiste tel que Prescott serait un atout précieux. Après de brillantes études à l’académie de West Point dont il était sorti major, Prescott était entré à l’US Air Force. Pendant l’opération Desert Storm en 1991, il avait été le plus jeune des pilotes de chasse américains. S’il n’avait pas été remarqué par Fox, il serait probablement déjà général. Fox adorait raconter comment il avait rencontré son sherpa : en visite en Irak, il fut séduit par l’audace de ce jeune homme, furieux contre le général Schwartzkopf qui avait refusé le plan d’assassinat de Saddam Hussein qu’il venait de lui soumettre.
 – Nous baptiserons ce plan Aleph, reprit Fox.
 – Aleph ? demanda Robert Carlson. Pourquoi ?
 – Parce que ce plan marquera le point de départ d’une nouvelle ère pour l’Amérique, sans les Chinois. Il va sans dire qu’Aleph devra être mené dans le secret le plus absolu et ne devra en aucun cas nous mener à une guerre contre la Chine.

א


 Aleph était la première lettre de l’alphabet hébreu et en cela elle symbolisait le Commencement. Elle servait également pour représenter l’infini des mathématiciens. Sa forme dérivait d’un hiéroglyphe de l’Âge de bronze représentant la tête d’un taureau, dont deux spécimens enragés faisaient face à Carlson. Il ne savait plus quoi dire à Fox, il était désarçonné.
 – Mais comment s’y prendre ? questionna-t-il pour essayer d’amadouer Fox. Si l’hélium 3 est si important pour eux, les Chinois seront terriblement méfiants !
 – Vous ferez comme vous le souhaitez, Carlson. Il faut quand même que ce plan vous ressemble, c’est votre mandat, après tout ! Je ne vous avais pas menti en vous disant que ce serait la partie la plus difficile. Prescott vous aidera à conduire le plan Aleph. Il a été à bonne école à mes côtés et il s’est montré merveilleusement doué pour ce genre de travaux pratiques. Vous formerez une bonne équipe tous les deux, j’en suis sûr. Le groupe CorFox se tient évidemment à votre disposition, à titre gracieux et discret. Bonne chance, Carlson !
 Le président élu attrapa le globe lunaire qu’il avait reçu en présent et se fit raccompagner par Fox et Prescott jusqu’à sa limousine. Il salua Fox sans même le regarder, puis il se tourna vers Prescott.
 – Eh bien, je crois qu’il va falloir que nous apprenions à travailler ensemble.
 – Monsieur le Président, ce sera un plaisir, je n’en doute pas une seconde.
 Carlson sortit exténué de la résidence de Fox. Ses adversaires avaient gagné aux points, mais ils n’avaient pas obtenu le KO. En tout cas, l’envie de célébrer sa victoire lui était passée. Il appela sa secrétaire pour lui indiquer qu’il rentrait chez lui.
 « Aleph, le point de départ d’une nouvelle ère pour l’Amérique, sans les Chinois. » Ces mots de Fox résonnaient dans sa tête. Carlson n’en était pas à son premier mauvais coup, loin de là. Au bout de quelques kilomètres, il commençait déjà à se demander comment il pourrait bien décourager le régime de Pékin pour l’éternité.

 
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