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Chicago, Illinois, États-Unis.


 – La planète va très mal, lâcha João Amado en avalant les dernières gouttes de sa piña colada. On ne peut plus attendre. Il faut vraiment faire quelque chose.
 Abel Valdés Villazón dévisagea son ami. João venait de prononcer la phrase qu’il attendait depuis longtemps. Il atteignait le stade où il était prêt à s’engager. Abel choisit de faire diversion et de le laisser mariner encore un peu. Il relancerait le sujet plus tard.
 – C’est clair, il faut faire quelque chose, convint Abel. On reprend un truc ?
 – La même chose pour moi, dit João en contemplant son verre vide.
 Ils étaient confortablement installés au Signature Lounge, un bar huppé qui dominait la ville de Chicago, perché au 96e étage de la tour John Hancock, bercés par les notes feutrées de Kind of blue de Miles Davis. La carte du bar offrait un terrain d’expérimentation prodigieux et cela faisait une bonne heure qu’ils en descendaient les cocktails. Abel et João étaient jeunes et sportifs ; pour l’instant ils encaissaient bien. Abel interpella la charmante serveuse qui passait à côté d’eux.
 – Une autre piña colada et un verre de Don Julio Añejo, on the rocks, s’il vous plaît.
La serveuse nota la commande sur sa tablette tactile.
 – C’est quoi le Don Julio ? l’interrogea João.
 – La meilleure des tequilas, lui répondit Abel.
 – Alors deux, s’il vous plaît, rectifia João qui se fiait aux origines mexicaines de son ami. Et une autre assiette de quesadillas, pour éponger !
 La serveuse s’éloigna, perturbée et émoustillée par les yeux verts perçants d’Abel. S’ils avaient été jaunes, ils auraient pu être ceux d’un grand fauve. Le court pelage noir qu’il portait sur la tête aurait alors été terrifiant. Abel racontait, à ceux qui le connaissaient bien, que dans une précédente incarnation, il avait été un jaguar noir, animal que l’on trouvait notamment dans le nord du Mexique.
 Ce félin, dont la robe tachetée n’apparaissait que sous certaines inclinaisons des rayons du soleil, luttait pour la survie de son espèce. Comme Abel.
 Abel et João s’étaient connus pendant leur thèse sur la modélisation du climat au Scripps Institute de San Diego. Après plusieurs années passées ensemble derrière leurs ordinateurs à travailler ou sur la plage à disserter, leurs chemins s’étaient séparés quatre ans auparavant. João Amado était parti pour une année au Earth Simulator Center à Yokohama, puis avait choisi de s’y installer de façon permanente, avec Rosa, sa compagne. Le Japon occupait une place importante dans son histoire familiale. Il était brésilien, donc métis. Son père descendait d’immigrants japonais et sa mère d’esclaves angolais. Sa mère lui avait légué sa coupe afro, sa solide carrure et sa peau cuivrée ; son père, ses yeux en amandes. Le mélange était détonant. João avait de plus un léger cheveu sur la langue, un zozotement, qui le rendait complètement irrésistible. Mais son cœur n’était plus à prendre.
 Abel Valdés Villazón avait pour sa part choisi une autre voie après sa thèse. Après avoir été l’un des jeunes chercheurs les plus en vue de son domaine, il s’était lassé du monde académique, parfois trop aseptisé à son goût, et il avait voulu être confronté aux problèmes réels qui menaçaient la planète. Poussé par ses velléités d’entrepreneur, il avait fondé avec Lucy, sa petite amie, une société de conseil spécialisée dans les études environnementales et économiques : Alcatraz Consulting. Cette société lui apportait l’autonomie dont il avait besoin pour mener à bien ses autres activités, beaucoup plus clandestines.
 Abel et João continuaient à travailler via Internet sur des projets de recherche communs. Ils se revoyaient plusieurs fois par an lors de conférences sur l’environnement. Cette fois-ci, c’était à Chicago que mille chercheurs s’étaient réunis pour faire le point sur la santé de la planète. Abel avait présenté un modèle sur la dynamique d’extinction des espèces qu’il avait réalisé pour l’ONU et João une étude sur l’augmentation de la puissance des cyclones. La saison qui venait de s’achever avait été particulièrement violente. Les 998 autres chercheurs avaient chacun apporté d’autres mauvaises nouvelles et la conférence s’était achevée dans un climat de morosité générale.

 
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