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Chicago, Illinois, États-Unis.

 Les retrouvailles d’Abel et João étaient toujours très arrosées. Ils avaient passé la première partie de la soirée à se donner des nouvelles de leurs anciens amis de San Diego, dont certains avaient participé à la conférence. Ils reprenaient l’avion le lendemain matin. Le réveil s’annonçait difficile.
 – Au fait, comment se porte Alcatraz Consulting ? lui demanda João.
 – Très bien. Les contrats pleuvent et nous avons beaucoup recruté. Nous sommes presque une cinquantaine maintenant. On commence à être à l’étroit dans nos bureaux de San Francisco.
 – Vous allez déménager ?
 – Oui, probablement, répondit Abel en s’approchant de son camarade. C’est assez secret pour l’instant, mais une idée fait son chemin. On pourrait bien s’installer dans le désert d’Arizona.
 – Où ça exactement ? demanda João qui se doutait un peu de la réponse.
 – Biosphere 2, murmura Abel.
 – Fantastique !
 À l’évocation de ce nom, les pupilles de João s’étaient dilatées. Biosphere 2 était un lieu magique qui avait abrité, selon eux, la plus belle des expériences scientifiques et écologiques. Ils s’y étaient rendus plusieurs fois en pèlerinage pendant leurs études. Ils avaient dormi à la belle étoile en admirant la pyramide de verre perdue au milieu du désert. Pendant deux ans, huit humains avaient vécu sous ce dôme en autarcie pour étudier les interactions entre les humains et les différents écosystèmes terrestres. Cela avait permis de mieux comprendre le fonctionnement de notre planète, mais aussi de poser les bases scientifiques d’une colonisation du système solaire par l’espèce humaine.
 João ne s’étonnait même pas qu’Abel puisse projeter de s’y installer : il avait le don de transformer ses rêves en réalité. C’était un visionnaire qui avait de la suite dans les idées et qui savait rallier les autres à sa cause.
 – Et ça serait pour quand, ce déménagement ?
 – Rien n’est décidé pour l’instant. Je suis en négo-ciation avec le propriétaire, mais surtout avec Lucy ! Elle n’est pas enchantée à l’idée de quitter San Francisco. Tu sais comment elle est. Déjà à l’époque, quitter Berkeley pour  l’Upper Haight avait été un déchirement.
 Les bureaux d’Alcatraz Consulting se trouvaient en plein cœur de l’ancien quartier hippie d’Haight-Ashbury, l’épicentre de la contre-culture américaine à la fin des années 60. Quand ils avaient créé leur société, cela avait été la contrepartie demandée par Abel pour quitter San Diego. Ce quartier irradiait d’ondes positives et créatives dont il avait besoin pour se sentir en harmonie. Mais quitter Berkeley pour l’Upper Haight avait été compliqué à accepter pour Lucy, qui avait été élevée dans une riche banlieue du Connecticut. Par pure ironie, elle avait alors proposé le nom d’Alcatraz Consulting, pour baptiser sa nouvelle prison.
 Abel avait accepté ce nom sans hésitation car pour lui, Alcatraz évoquait tout autre chose : en 1969, des Indiens de toutes les tribus avaient pris possession de l’île-forteresse abandonnée qui faisait face à l’université de Berkeley.
 Ils avaient revendiqué la propriété de l’île en vertu du « droit de la découverte » et y avaient proposé notamment l’installation d’un centre indien d’écologie. Abel avait étudié en détail leur déclaration intitulée Nous tenons le rocher ainsi que les coulisses de ce sombre épisode de l’histoire américaine. La lutte pacifique des Indiens avait duré dix-huit mois. Après leur avoir coupé l’eau et  l’électricité, les forces fédérales donnèrent finalement l’assaut et mirent fin à l’insurrection. Abel était parvenu à la conclusion que la lutte non-violente n’était pas toujours efficace et que lorsque l’on était dans son droit, il valait mieux utiliser la menace asymétrique, à la fois polymorphe et invisible, pour parvenir à ses fins.
 – Ah ça, oui ! plaisanta João, je vois mal Lucy aller dans le désert sans se débattre !
 – Tu l’as dit.
 Lucy et Abel avaient tous deux un fort tempérament. Cela les menait à des conflits récurrents, mais c’était leur façon à eux de s’aimer. Même s’il refusait de l’admettre, Abel avait besoin qu’on lui tienne tête, et peu de femmes en dehors de Lucy y seraient parvenues. Ils formaient un couple à l’équilibre instable mais finalement très solide. Sans le vouloir, Abel esquissa un sourire aux deux jeunes femmes assises à la table voisine. Elles aspiraient bruyamment leurs daiquiris fraise avec leurs pailles. Elles gloussèrent en lançant à leur tour un regard complice vers les deux garçons.
 Le métis brésilien et le ténébreux jaguar mexicain ne les laissaient pas indifférentes.
 – Rosa est quand même beaucoup plus souple, remarqua Abel. Elle t’a suivi jusqu’au Japon sans broncher.
 – Oui, mais ça n’a pas toujours été simple pour elle. Maintenant qu’elle parle japonais, elle a pu enfin trouver un boulot. Elle travaille au zoo et s’occupe des orangs-outans.
 Ces grands singes faisaient partie des espèces dont le modèle d’Alcatraz Consulting avait prédit l’extinction prochaine.
 – On songe à se marier, poursuivit João.
 Abel faillit d’abord s’étouffer avec l’olive qu’il rongeait puis félicita son ami. À chaque fois qu’un de ses amis lui annonçait son mariage, cela le rendait malade. Le temps passait trop vite. Il avait maintenant presque trente ans et encore de nombreuses missions à accomplir. Tant qu’il ne savait pas quel monde il pourrait offrir à sa future famille, il lui était impossible de se projeter.
 João sentit qu’Abel n’était pas à son aise et préféra ne pas insister. La serveuse, toujours intimidée, leur amena alors leurs tequilas de luxe et le plat de quesadillas. Les deux Américaines s’agitaient toujours à côté d’eux. Abel les regarda une nouvelle fois puis détourna la tête. Lucy valait cent fois mieux qu’elles.
 João souleva le verre et admira la robe délicatement ambrée du liquide où baignaient les glaçons. Il y plongea le nez et huma le délicieux parfum, subtil mélange de citron vert, pamplemousse et caramel. Il y trempa ensuite les lèvres et se laissa emporter par les arômes complexes de cerise, de vanille et de vieux scotch.
 Ils trinquèrent à leurs amours et à leur amitié. Tel un fauve à l’affût, c’est le moment que choisit Abel pour revenir à la charge.
 – Tout à l’heure, tu me disais que le monde allait très mal et qu’il fallait réagir ?

 
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