Une Autre Histoire

INTRODUCTION - EFFONDREMENT OU REINVENTION ?

 

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Le futur dépend de ce que nous faisons de notre présent.
Gandhi

Un dimanche de Pâques

En cette soirée du dimanche de Pâques de 1722, l'amiral hollandais Jakob Roggeveen et son équipage accostaient sur l'île qui gardera pour nom le jour de sa découverte. Située à quatre mille kilomètres des côtes chiliennes et de Tahiti, à deux mille kilomètres de la terre la plus proche, l’île de Pâques était littéralement perdue dans l'immensité de l'océan Pacifique. Les statues géantes trouvées sur les rivages de cette terre déboisée paraissaient être l'œuvre d'une civilisation avancée mais les indigènes qu'ils y rencontrèrent ne semblaient pas pouvoir être les auteurs de telles merveilles. Il faudra plusieurs siècles pour commencer à percer les mystères de l'île la plus isolée de la planète. Et sa véritable histoire pourrait bien être plus heureuse que celle que vous avez déjà entendue.

L’histoire de l’île de Pâques telle qu’on nous l’a toujours contée : l’effondrement.

L'île fut colonisée pour la première fois au cinquième siècle de notre ère par une tribu polynésienne sillonnant le Pacifique. À son arrivée, cette terre vierge comportait une végétation et des matières premières abondantes. Comme il était difficile de repartir, les Polynésiens s'y établirent durablement et après quelques siècles l'étonnante civilisation des statues moaï prit son essor. Les habitants étaient répartis alors en trois castes : les paysans, les sculpteurs et les prêtres. Compte tenu des dimensions confortables de l'île et des vastes ressources disponibles, les membres des différentes castes vécurent initialement en bon ménage et la population augmenta de manière régulière. On estime que de la cinquantaine d'arrivants initiaux, la population s'éleva jusqu'à plus de dix mille habitants au XVIIe siècle pour une surface de 165 km2. Ce développement florissant ne se fit malheureusement pas en harmonie avec les ressources naturelles de l'île de Pâques. La totalité des arbres fut abattue pour permettre notamment l'acheminement des lourdes statues jusqu'au rivage. La disparition des arbres rendit alors impossible la construction d'embarcations solides et donc l’exode vers de nouveaux rivages.

À l'apogée de leur civilisation et aveuglés par le culte des moaï, les Pascuans, prisonniers au milieu du Pacifique, auraient donc signé leur arrêt de mort. Selon de nombreux travaux, les sols dénudés auraient été alors lessivés par les pluies au point qu’il serait devenu un jour impossible de nourrir la population. Des luttes terribles auraient alors opposé les paysans et les gardiens du culte moaï qui auraient fini par s'entre-dévorer. Le déclin total de la civilisation pascuane s'en serait suivi. Les survivants auraient ensuite renversé les statues dressées pour effacer ce culte mortifère de leur mémoire. De la nature florissante, il n’aurait plus subsisté qu'une île désolée. Les Pascuans auraient fait, avant nous, la douloureuse expérience d’une vie incontrôlée dans un monde fini duquel on ne peut s'échapper. Leur civilisation, piégée par un développement exponentiel, se serait effondrée comme le détaille Jared Diamond dans Effondrement.

Tout cela est bien connu et le destin de cette île a été utilisé par les mouvements écologistes, les politiques ou les chercheurs pour décrire le destin d’une civilisation qui n’aurait pas su gérer ses ressources finies. Or, l’histoire de Rapa-Nui pourrait ne pas avoir été exactement celle-ci.

Une autre histoire possible : réinvention et adaptation ?

Nicolas Cauwe est un archéologue belge renommé, conservateur des collections d’Océanie aux Musées royaux d'art et d'histoire de Bruxelles. Depuis 1992, il s’intéresse aux moaïs et les résultats de ses dix années de fouilles archéologiques décrits dans l’ouvrage L’île de Pâques, le grand tabou ne corroborent pas la légende devenue histoire officielle. Ses découvertes font écho à d’autres travaux archéologiques restés plutôt confidentiels. Tout d’abord les analyses d’une bonne centaine de squelettes n’ont montré aucune carence alimentaire, contredisant l’hypothèse d’une famine. Ces mêmes squelettes ne portaient aucune trace de morsures ou de blessures, invalidant les présomptions de cannibalisme ou de combats violents. Cauwe conteste enfin l’existence de guerres fratricides du fait de l’absence de traces de destruction ou de reste d’armes (ce que l’on avait pris pour des pointes de flèches étaient en fait des outils du quotidien).

Au contraire, Nicolas Cauwe met en avant la très forte inventivité du peuple pascuan pour s’adapter face au nouveau contexte déboisé de l’île. Passant de l’exploitation d’une forêt luxuriante à celui d’une steppe monotone exposée aux vents marins, les Pascuans auraient par exemple mis au point au fil des générations une technique connue sous le nom de mulch lithic et qui consiste à planter dans le sol des blocs de basalte afin de réduire l’érosion, prélever la rosée du matin et fournir les minéraux nécessaires aux cultures.

Privés des cours d’eau qui se forment naturellement dans les forêts polynésiennes, les Pascuans auraient aussi développé d’ingénieux systèmes pour exploiter l’eau des résurgences en bord de mer. Ils auraient également bâti des bassins au flanc du volcan Terevaka pour retenir les eaux de pluie. Si l’on en croit les travaux de ce chercheur, l’effondrement du peuple pascuan semblerait plutôt avoir été causé par l’arrivée des colons européens, qui ont amené avec eux maladies, rongeurs, violence et esclavage.

Plus intéressant encore, l’adaptation économique aux nouvelles conditions se serait accompagnée d’un changement de culte avec l’apparition du dieu Makemake en lieu du ahu-moai (culte des anciens). Pour reprendre les mots de Nicolas Cauwe :

« Il est certain qu’une divinité fédératrice fut sans doute plus efficace pour affronter les temps nouveaux que les rois ou les héros divinisés qui ne travaillaient que pour leurs descendants, c’est-à-dire pour des confédérations établies sur des bases familiales ou claniques. Makemake est le symbole de nécessités inédites qui ont forcé les Rapanui à resserrer les rangs. Traditionnellement, en Polynésie, les dieux créateurs laissent la gestion du monde aux ancêtres. A l’île de Pâques, ils ont été sollicités pour reprendre en mains en mains leur création. Les Rapanui, partout désignés comme l’exemple à ne pas suivre, car responsables d’une destruction de l’environnement qui leur fut fatale, sont, au contraire, ces gens ingénieux qui surent relever le défi d’un changement de milieu. »

Comme souvent face à l’adversité, l’humanité s’en serait donc peut-être tirée, grâce à un changement du mythe fondateur qui régit les activités humaines et l’histoire collective. Sans l’arrivée des Européens, au bout de quelques décennies une vie florissante serait peut-être repartie sur l’île. Après une phase de développement exponentiel en rupture avec les équilibres naturels, les Pascuans auraient peut-être bifurqué Vers sobriété heureuse, titre de l’ouvrage fondateur du grand sage-agriculteur Pierre Rabhi. Les travaux de Nicolas Cauwe sèment en tout cas le doute et on laissera la communauté scientifique trancher sur la véritable histoire de ce peuple.

Le récit de l’effondrement de l’île de Pâques a jusqu’ici joué un grand rôle pour nous alerter de dangers que courrait l’humanité. Maintenant c’est peut-être ce mythe réactualisé qui nous donnera la force pour parvenir à vivre harmonieusement dans un petit monde aux ressources finies.

Nous aussi nous avons besoin d’une autre histoire, d’un nouveau mythe plus stimulant, pour nous permettre de changer.

PS : Un grand merci à André-Jean Guérin, trésorier de la fondation Nicolas Hulot et membre du Conseil économique, social et environnemental, qui m’a aiguillé vers les travaux de Nicolas Cauwe.

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